Une brève analyse autour de l’esthétique de la performance.
Lors du second Forum de l’Aventure Maritime (octobre 2024), annonçant la saison du Vendée Globe aux Sables d’Olonne, le docteur J.-Y. Chauve, médecin historique de la course au large, passait en revue les facteurs de stress affectant les navigateurs en solitaire. La plupart des facteurs cités viennent spontanément à l’esprit : conditions de mer et climatiques, sentiment de précarité, manque de sommeil, alimentation irrégulière, risques de collision ou d’échouage, blessures, maintenance du bateau et de l’équipement, avaries mécaniques et électroniques, etc. Sans oublier la compétition elle-même, puisque ces athlètes de l’extrême n’ont pas seulement le goût de l’aventure et la belle solidarité des gens de mer, ils veulent aussi réaliser la meilleure performance possible.
Or, un facteur de stress mérite une attention particulière parce qu’il prend une place de plus en plus importante dans l’équilibre personnel des skippers : la gestion des médias (interviews TV et radio, web-conférences, vacations, publication de contenus sur les réseaux sociaux). Ceci est vrai avant la course, en période intense de préparation sur le village de départ, mais aussi durant la course. En effet, le modèle entrepreneurial des skippers, porteurs de projet pesant plusieurs millions d’euros, repose sur une dépendance quasi totale aux sponsors et, dans une moindre mesure, au financement participatif. En contrepartie, les financeurs institutionnels veulent gagner en visibilité auprès du public. Or, pour être remarqué, il faut savoir se rendre soi-même désirable, se rendre visible donc, dans un théâtre médiatique surpeuplé. Une jolie formule de Loïck Peyron commentant la huitième semaine de course résumait les choses ainsi : « nous disons à ces skippers bravo mais aussi merci de nous faire rêver ». On pourrait ajouter « en temps réel » !
De fait, passer la ligne d’arrivée en premier n’est pas nécessairement gage de la plus grande popularité. Il faut aussi participer de manière visible et audible, voire spectaculaire. Bien sûr, l’excellence des résultats reste la base du succès. Mais la capacité à communiquer et à faire la promotion de soi autour d’un personnage identifiable et mémorable marque la différence. Elle relève d’une nécessité économique. À cet exercice, certaines et certains semblent plus à l’aise. Cependant, toutes et tous doivent s’y prêter. Il ne s’agit plus d’une option destinée à quelques figures hautes en couleur.
La situation est paradoxale : le silence qu’exige historiquement la stratégie, voulant que l’on garde pour soi le coup gagnant, ne doit pas trop durer au risque de passer pour du désintérêt vis-à-vis du public et des financeurs. Certains skippers ont d’ores et déjà détourné l’exercice en pratiquant une autre forme de stratégie, stratégie d’influence celle-là, consistant par exemple à afficher une confiance détendue dans les vidéos diffusées et à choisir leur moment pour avouer une fatigue physique ou émotionnelle. Certes, de telles pratiques ont existé à toutes les époques afin de s’attirer le soutien du public ou d’impressionner la concurrence, quelque soit la discipline. Mais le réflexe d’instantanéité des échanges, couplé à la mode du storytelling, augmente la pression relative à la production de contenus.
Il est ainsi devenu nécessaire d’intégrer le facteur de stress médiatique, centré sur l’idéalisation de soi, dans l’environnement de l’athlète de haut niveau, en période d’entraînement mais aussi durant la compétition. Ceci, la course au large l’aura démontré de manière flamboyante au fil des éditions du Vendée Globe : le reportage photo en temps différé a cédé la place aux posts commentés et aux vidéos DIY (Do It Yourself). Ces dernières gagnent d’ailleurs en qualité, au plan de la scénographie comme de l’action. On pourrait parfois presque en oublier que la réalité vécue par les skippers dépasse l’imagination de la plupart d’entre nous. Aristote, dans sa Poétique, relevait déjà la différence entre le vrai, trop impressionnant pour être cru, et le vraisemblable, permettant au public de s’associer à l’action.
Bref, les compétitrices et compétiteurs ambitieux doivent désormais savoir fabriquer une expérience autour de soi et des trois dimensions de la performance sportive (technique, psychologique et physique). Autrement dit, à la performance sportive s’ajoute désormais une performance artistique, au sens propre : une esthétique de la haute performance, devenue « performance totale », comme on parle d’« art total » à la naissance des avant-gardes du XXième siècle. La question se pose alors aux professionnels de l’accompagnement du haut niveau : comment préparer au mieux les acteurs de la performance totale à gagner tout en créant du beau désirable ?